Est-il pertinent, aujourd’hui, de réfléchir en clinicien à l’alcoolisme des femmes? Les changements de contexte sont évidents. Jadis, la femme était prisonnière des représentations qui s’attachaient à l’exemplarité supposée de sa condition de jeune fille, de mère ou de grand-mère. Cette imagerie d’Épinal a volé en éclats. Une femme peut boire comme un homme et un homme comme une femme. La honte n’existe plus dans une consultation d’alcoologie, particulièrement quand il s’agit d’une femme.

Si l’on pose la question compliquée des différences de vulnérabilité aux addictions –  pourquoi se remplir de la sorte ? – en se référant aux premiers temps de la vie, la distinction sexuée est absurde. La compatibilité addictive met en jeu la qualité de liens primordiaux à la mère, comme figure d’attachement, plutôt qu’aux substituts de celle-ci. Par la suite, interviennent les traumas et les ambiances traumatiques, mais également les facteurs d’environnement culturel et d’attractivité des produits en fonction des conditionnements sociétaux.

Les alcoolisations adolescentes ne font pas de différence : garçons, filles... L’alcool aide à se fondre dans le groupe de pairs jusqu’au moment où l’abus répété, la perte de contrôle et les dérapages qui en résultent font problème et aboutissent au résultat inverse : l’alcool isole. À cause de lui, les SMS et les messages du même acabit laissent des traces indélébiles, et les amis s’éloignent. La rencontre devient dilemme : sans alcool, je reste à la marge, avec, je m’exclue, le groupe m’exclut. Il va falloir que je pense mon alcoolisme, que je m’intéresse à mon histoire. Avec qui? Avec quel thérapeute? Mais, comment me passer d’alcool, de l’alcool-courage? La norme sociale, le signe extérieur auquel je tiens plus que tout, c’est de boire comme les autres, pas plus, pas moins.

Innombrables sont les cas de figure...

« Je bois parce que je suis différente, parce que je ne trouve pas ma place. En même temps, si je m’intègre, je trahis ma culture. Je bois parce que je n’ai pas envie de perdre mon identité et parce qu’elle m’est devenue insupportable. J’en ai assez de cette religion-carcan, de la dictature des mâles gouvernés par leur mère. Je bois parce que la sexualité et leur conception du couple ne me conviennent pas. Je bois – j’ai bu – parce que les garçons que je côtoie sont des attardés, des flagorneurs, instables et incultes. ».

« Je bois parce que je suis mère et que je ne suis pas sortie de l’enfance, parce que je n’ai pas réussi à m’éloigner d’une mère qui m’a vampirisée, qui a fait de moi sa garde-malade, la consolatrice de sa vie ratée. Je n’ai pas accouchée de ma mère. »

« Mon père était un bon vivant. Tout le monde l’aimait, à l’exception de ma mère, qu’il avait quittée pour une autre. Quand je le retrouvais, il m’amenait avec lui dans les bars. Tout le monde riait. J’ai bu comme lui, pour qu’il me reconnaisse comme sa fille et j’ai continué, ensuite, en faisant la fête, jusqu’à ce que je tombe amoureuse d’un toxicomane qui, lui, ne buvait pas. J’ai bu autrement jusqu’à ce qu’il me laisse et, maintenant, j’ai assez bu. »

« J’ai bu parce que j’ai été abusée. Mes parents étaient occupés. Ils n’ont rien vu, longtemps. Ils ne m’ont pas crue au début et quand ils ont admis, ils ont tourné la page. Et ce salaud continue à tourner autour d’eux, aux mariages et aux enterrements, à jouer de sa respectabilité. Et je me suis tue aussi pour ne pas détruire sa famille, pour ne pas faire du mal à ses filles, qui étaient des sœurs pour moi. »

« L’alcool? Mais pas que. Il y a la cigarette et le cannabis. Et la coke. Les va-et-vient pour m’en procurer. La nécessité de donner le change. Pour le travail. Pour garder le travail qui me tient. Je suis seule. Il a la garde des enfants. Il fait tout ce qu’il peut, pour eux, pour moi. Mes années de psychothérapie n’ont servi à rien. Je suis seule, comme une imbécile, alors que je sais que je ne le suis pas, que mes enfants sont tout pour moi. Mon enfance est-elle une maladie incurable? »

« L’alcool m’a longtemps aidée à donner le change. Il est arrivé tard, quand je me suis retrouvée seule. Il y avait la cadre dynamique qui assurait sa journée, exposée aux regards, et la femme du soir confrontée au silence et au vide. Je jouais aux échecs par ordinateur interposé. Je remplissais et vidais mes verres de whisky, jusqu’à tard dans la nuit. Et la même journée recommençait pour la même nuit. Un matin, j’ai manqué me casser une jambe en posant le pied sur Johnnie Walker. J’ai consulté, en suivant.»

Au-delà de la diversité des situations cliniques, que dire d’autre? Gagnet-on quelque chose en efficacité, en comparant l’alcoolisme des femmes et celui des hommes? La relation clinique s’effectue sur le mode 1 + 1 ou 1+1+X quand la parole est médiatisée par un groupe de parole où figure le soignant. La sensation d’insécurité, le sentiment d’abandon, la douleur de ne pas être reconnu(e) et aimé(e), le vieillissement inexorable, les abus sexuels eux-mêmes n’ont pas de sexe.

Une question clinique peu examinée est celle de l’âge dans la démarche de soin. L’ère des polyaddictions, de la fragilisation des liens affectifs et de l’acculturation éthique, sous la double impulsion du consumérisme et du narcissisme, a avancé le moment où il s’agit de faire quelque chose. Il est rare, à ce moment-là, que la personne, homme ou femme, soit prête à faire le deuil de l’alcool et des « produits ». Pourtant, son attractivité et sa complémentarité affective sont déjà en cause. Il n’est jamais trop tôt pour examiner son avenir à la lumière de la froide raison : préserver ce qui peut l’être, l’améliorer si possible, effectuer les changements nécessaires, sachant que les addictions renforcent les phénomènes de marginalisation et de péremption à l’œuvre dans nos sociétés marchandes.

Laisser l’alcool pour devenir libre et gouverner sa vie, autant que faire se peut. Les messages à adresser à la personne en difficulté, après lui avoir donné le temps d’élaborer sa version des faits, doivent être clairs et incitatifs. Abandonner la béquille, accepter d’apprendre à marcher sur une petite distance : la journée. Devenir moins sensible aux regards, aux normes. Abandonner le statut de victime. Se risquer à penser par soimême. Ne pas hésiter à faire la casse des idées reçues, des comportements intégrés. Gagner en intériorité. Devenir sélectif. Apprendre des autres, de ceux qui pensent et ont pensé par eux-mêmes, en payant le prix. S’aider en aidant d’autres semblables-différents, si, par chance, le dispositif d’accompagnement en donne la possibilité. Mettre ses talents au service de l’entraide. Privilégier une parole pertinente car réfléchie. Devenir inactuel(le).

Il ne s’agit pas, en laissant l’alcool, de rentrer dans le rang. L’alcoolique peut privilégier un défi plus original : accepter sa particularité pour en faire une source de connaissance, d’invention et d’implication. Refuser la société inclusive qui exclut. Devenir singulier, inclassable. À l’aise, cependant, dans ses milieux d’appartenance. À l’aise, car libre, suffisamment indifférent(e) au regard de l’autre, attentif(ve) aux autres.

La compulsion peut ainsi se révéler un bon chemin pour pratiquer une agréable philosophie de vie, tout en prenant conscience que l’alcoologie et l’addictologie clinique n’existent pas, qu’elle n’existeront pas, parce qu’elles n’ont jamais constitué une priorité pour les Pouvoirs, quels qu’ils soient. Ne  soyons pas plus sévères que Romain Gary :   «  Ils étaient trop installés dans  leurs meubles, qu’ils appelaient la condition humaine. Ils avaient appris et  ils enseignaient  « la sagesse   », cette camomille empoisonnée que  l’habitude de vivre verse peu à peu dans notre gosier, son avec goût  doucereux d’humilité, de renoncement et d’acceptation    »1  .

La société dans laquelle nous vivons est unisexe ou multi-sexe, ce qui revient au même. L’anesthésie, la soumission, la consommation, la médiocrité, les faux-semblants et l’insignifiance ne donnent pas lieu, à première vue, à des différences significatives. Les addictions reflètent une défaut d’adaptation, mais doit-on se réjouir d’être adaptés?

Il serait logique d’estimer que les femmes, par leur longue histoire de dominées, pourraient, statistiquement, être plus performantes que les hommes au jeu de la liberté retrouvée. Il n’est pas interdit de le penser.

Henri Gomez – AREA 31 – août 2024

1. Romain Gary, La  promesse de l’aube, Folio, p 329.