Stagiaire : La première question relative au groupe intégratif que nous animez. Selon vous, les patients sont-ils à l'aise dans ces échanges et pourquoi ?
Tuteur : Les patients qui viennent dans ce groupe arrivent avec des degrés de disponibilité intellectuelle extrêmement variables. Des personnes sont logiquement paralysées par le fait de prendre la parole face à d'autres. Et certaines peuvent être empêchées de dire des choses qui leur appartiennent, qui leur sont personnelles. Donc au départ, il y a une difficulté possible, mais le fait de créer une ambiance favorable par la simplicité et l’authenticité des interventions, le fait qu'il y a des soignants atténue fortement ce risque. Les soignants sécurisent beaucoup les nouveaux, puisque la plupart, sinon tous les participants ont déjà participé à un cursus personnalisé, individuel dans le cadre de notre accompagnement. Ils ont fait l'effort d'aller à la consultation du psychiatre ou ils ont fait parfois un travail préalable avec une psychologue ou un psychothérapeute. Donc, il y a eu des temps avant cette réunion qui les ont familiarisés avec la prise de parole sur des choses qui sont d'ordre personnel. Il y a eu l'entretien préalable, l'entretien d'histoire, parfois d'autres échanges, souvent la découverte d'un certain nombre de documents, vidéos ou écrits. Donc ce sont des personnes qui ne débarquent dans l'inconnu. Il n'en reste pas moins que c'est compliqué parfois de participer, mais ils vont avoir la parole des autres pour se reconnaître plus ou moins dans ce que disent les participants. À la fois, ils se reconnaissent et en même temps, ils entendent des autres des choses qu'ils pensaient peut-être eux-mêmes, mais qu'ils n'osaient pas rendre explicites. Le tout permet de mieux faire vivre un dialogue intérieur. Voila. Au bout d'un moment, il y aura un critère, soit les personnes vont être capables d’amorcer un dialogue intérieur centré sur leurs préoccupations, soit ils ne vont pas avoir cette capacité donc, très clairement, ils ne suivront pas le travail du groupe.
Stagiaire : Oui, je comprends (silence) Avez-vous remarqué des signes de confiance ou au contraire de retenue dans les interactions ?
Tuteur : Oui, ça s’observe au cas par cas. Chacun, dans le groupe, prend rapidement ses repères. Les gens s'appuient sur leur... sur leur expérience. Il est rare quand même qu'une personne n'ait pas la capacité de s'exprimer en dehors des activités purement utilitaires. Donc chacun va, peu à peu, dans l'espace de quelques séances, d'abord être naturel, ne pas avoir peur d'être naturel, il va exprimer des éléments de sa personnalité et son discours va s'enrichir de sa personnalité. Par exemple, un ancien enseignant s'exprimera à partir de sa culture d'enseignant et quelqu'un qui sera d'un tout autre milieu s’exprimera également. Par exemple, une mère de famille qui travaille chez elle aura un autre discours. Mais il y aura, chaque fois, intervention d'une forme d'authenticité et une forme d'expérience. C’est ce partage-là qui va enrichir les uns les autres.
Stagiaire : Je vois merci, comment avez-vous ressenti l'ambiance globale avec les patients. En global, les lundis, par exemple ?
Tuteur : L'ambiance est constituée par le noyau dur du groupe. Le rôle du soignant-modérateur est très important pour créer un certain climat à la fois en termes de maîtrise du langage et de souci d'authenticité avec comme préoccupation l’objectif de développer une réflexion critique. À côté du soignant qui modère, il y a, par exemple, le preneur de notes qu'on appelle le scribe, qui est lui-même un soignant, qui conforte un peu cette ambiance. Et le troisième niveau pour garantir la qualité des échanges, ce sont les anciens qui ont pris leurs marques au sein de ce groupe de parole. Donc, cet ensemble permet aux nouveaux qui ont quelques capacités d'élaboration de s'intégrer.
Stagiaire : Avez-vous été satisfait de la façon dont se sont déroulés les échanges avec les patients durant les réunions ?
Tuteur : Dans la plupart des cas, dans l'immense majorité des cas, je suis très satisfait de ce qui s'échange, de ce qui se dit. Ce qui se dit n'est jamais prévisible à l'avance. On est toujours surpris par les interventions. Cela fait partie des règles du jeu de mélanger des personnes qui ont des cultures différentes, des distances différentes par rapport aux addictions, des origines différentes. Donc, on ne peut absolument rien prévoir. Ça ne sera jamais conventionnel, jamais attendu. Il y aura toujours une part de surprise dans ce genre d'échanges et c'est la règle du jeu. On ne prétend pas, au cours d'une séance, énoncer une vérité quelconque, mais on sait que cette réunion va donner des éclairages, un petit peu comme – si je peux utiliser cette image – dans une nuit, ce qu'il arriverait en allumant successivement différents projecteurs qui éclairent des aspects cachés par l'obscurité.
Stagiaire : C'est une belle façon de le dire. Certains échanges vous sont particulièrement marqués, de manière positive ou négative.
Tuteur : Une multitude de contenus, avec la dynamique du groupe, vont pouvoir être abordés. Alors même que dans…toute autre configuration, ces sujets donneraient lieu à des phrases banales ou des opinions tranchées. Les différents secteurs de la pensée peuvent être abordés. C’est un peu le rôle du soignant de le faire, de le permettre, tout en canalisant les interventions, de façon à ce qu’elles ne soient pas source de banalités, de remontées de défense, de prise de position partisane, par exemple. Nous veillons toujours à ce que les opinions aient un caractère suffisamment général pour que chacun puisse entendre, sans se braquer, en admettant les différences. Ce qui fait qu'on peut – et cela est le résultat de l'ancienneté du groupe – on peut passer progressivement de thèmes qui sont centrés sur les addictions à des thèmes qui n'ont rien à voir, sinon que les difficultés des thématiques abordées ont pu amener des gens à choisir l'addiction. Par exemple, un vécu de non reconnaissance, un vécu de solitude, un vécu d'anxiété, peuvent trouver d‘autres réponses que l’addiction par des thématiques du groupe. Plus les thématiques sont éloignées de l'alcool, plus on peut vérifier que ce groupe a évolué et qu’il est capable d'aborder des sujets que on ne va pas entendre dans les discussions tout venant.
Stagiaire : D'accord, merci. Pensez-vous que ces échanges ont un impact positif sur les patients ? Si oui, comment vous l'avez perçu ?
Tuteur : Je pense que les impacts positifs sont nombreux. Ce sont des séances qui permettent une réflexion, donc une prise de distance. C'est-à-dire qu'on va se détacher de plus en plus de l'aspect événementiel et descriptif. Par exemple, peu importe que les gens boivent ceci ou cela le matin ou le soir, en quantité ou non, de façon régulière ou pas, on s'en fiche. Tout ça, c'est du domaine du comportementalisme, du comportement et du passé, du passé-alcool. Nous allons indirectement ouvrir les individus d'abord à une meilleure connaissance d'eux-mêmes, à leurs interrogations fondamentales, et puis à la façon dont ils vont se situer sans addiction dans leur environnement social et culturel. Donc, le processus est sans fin même si l’autonomisation peut survenir. Ce qui va être intéressant à voir, c'est que ces patients vont peu à peu construire une philosophie de vie qui leur est propre et qui va leur permettre d'être plus à l'aise dans leur vie. Donc, le critère de l'élaboration mentale est un critère décisif et la difficulté principale est là. Il y a des personnes qui, du fait de leur histoire, de leur formation, vont avoir beaucoup plus de difficulté à élaborer quelque chose de personnel et d'authentique sur la base de l'esprit critique et, je dirais, de la culture. Les apports des uns et des autres contribuent à l'évolution de tous.
Stagiaire : En tant que tuteur, avez-vous été satisfait de l'accompagnement que vous avez pu apporter ?
Tuteur : Par rapport aux étudiants, je ne dirais pas vraiment, parce que je manque de temps, je manque de disponibilité, je suis soumis à des tas d'aléas que je ne maîtrise pas. Je suis comme un individu qui travaille : une grande partie de mon activité et de mon temps est absorbée par des activités que je juge inutiles, répétitives et contre-productives. Mais j'essaie de faire partager un climat, surtout j'essaie de faire en sorte que les étudiants sortent de leurs connaissances – je dirais scolaire – pour découvrir la richesse potentielle de relations authentiques, rigoureuses, où chacun restera à sa place. Il ne s'agit pas de se confondre, un soignant n'est pas un soigné, mais il y a des correspondances fortes entre les êtres et cela permet des dialogues pertinents et utiles. Je pense aussi que les étudiants ont à comprendre très vite eux-mêmes à l'exemple des participants, des patients, que le progrès, leur progrès dépendra avant tout d'eux-mêmes, de leur capacité à s'emparer des outils et de les faire vivre.
Stagiaire : Vous avez parlé des étudiants mais avec vos patients vous ressentez différemment ?
Tuteur : Les patients retirent je crois grand avantage de ce type de travail. Ils restent dans leur vie. Le but, c'est qu'ils parviennent à être lucides dans leur vie, à se satisfaire de ce qui est bon et d'essayer de changer ce qu'il n'est pas. Donc, en fait, le but c'est de les rendre autonomes. Un étudiant a un passage très court parmi nous comparé à des patients qui restent des années mais la finalité d'un soignant d'un praticien c'est de servir à rien après avoir servi à quelque chose.
Stagiaire : Du coup, vous avez mentionné dans la deuxième question le rôle des anciens, mais de pensez-vous que la composition du groupe notamment la présence de nouveaux
Tuteur : Ce qui est un des critères de qualité de ce groupe paradoxalement est son hétérogénéité. Plus c'est hétérogène, plus c'est utile parce que l diversité va mettre en valeur ce qui est nécessaire pour privilégier l'unité profonde. L’unité profonde, c'est une réflexion – je crois – d'ordre éthique, philosophique, d’une homogénéité qui ne fait pas l'impasse sur les différences, sur les connaissances, sur l'esprit critique, et sur la bienveillance aussi… sur … ce qu'on appellerait l'empathie voilà, c'est sur ces bases-là qu'on va faire un bon groupe. L’hétérogénéité est essentielle. Il faut toujours accepter d'être dérangé par les attitudes ou les interventions des participants. Nous ne sommes pas à l'armée ou dans une salle de classe.
Stagaire : Oui je suis tout à fait d’accord avec vous… Nous arrivons à la fin de cet entretien par cette question, est-ce que vous avez des choses à rajouter ce que j'ai à rajouter ?
Tuteur : Je suis persuadé que le groupe qu'on appelle intégratif, qu'on a pu appeler le groupe-orchestre, est un outil formidable pour faire progresser les individus dans la maîtrise de leur vie mentale et de leur vie relationnelle, de leur vie tout court.
Cet outil n'a absolument pas été reconnu par les pouvoirs institutionnels pour différentes raisons…parce qu'il y a le regard universitaire, le regard de la Connaissance…des personnes qui régulent le soin. Ce regard n'est pas du tout le même que le regard qu'on acquiert à partir de ce genre de pratique. Il y a un fossé. Je crois que nous vivons dans une culture, techniciste, médicamenteuse, pharmacologique…on n'a pas produit une idéologie autour de l'homme-neuronal pour rien…La créativité humaine, ses racines transgénérationnelles, sa diversité elle-même ne sont pas reconnues. Au total, cet outil qui serait un outil de progrès, de la reconnaissance que les gens se doivent à eux-mêmes d'abord et aux autres n'est pas privilégié et donc on aboutit au monde tel qu'il est. Donc c'est une chance, mais je ne suis pas du tout sûr que cette chance soit valorisée et organisée par les Pouvoirs publics. On a prochainement une réunion avec la Sécurité sociale pour poser le problème à partir d'un diaporama qu'on a fait. On verra…on verra, c’est tout ce qu'on peut dire.
Stagiaire : D’accord merci beaucoup pour votre temps et votre participation.