Réalisation : Louis Malle

Scénario : idem + Patrick Modiano

 

Date : 1974    F

 

Durée : 132 mn

Acteurs principaux :

Pierre Blaise : Lacombe Lucien

Aurore Clément : France Horn

Holger Lowenadler, le père d’Aurore

Thérèse Giehse : la grande-mère d’Aurore

Stéphane Bouy : Jean-Bernard de Voisin

Jean Bousquet : l’instituteur, « Voltaire »

Gilberte Rivet : la mère de Lucien

A/ SA

 

Mots-clés :  Occupation – troubles de la personnalité – inculture – violences – ambiance sociétale

 

Lacombe Lucien

Lucien Lacombe est un jeune paysan. Il a un emploi de ménage dans un hospice. Il nettoie les sols et vide les urinoirs. Détail insolite, le temps d’une pause, il repère un petit oiseau sur une branche d’arbre, depuis une fenêtre. Il sort son lance-pierre et il le tue. Nous sommes en 43, au temps de l’Occupation allemande, près de Figeac. On le voit, ensuite, rejoindre à vélo et à vive allure, la ferme familiale. Il découvre qu’elle est occupée par des enfants et Renaud, un voisin, qui a manifestement pris la place de son père, prisonnier en Allemagne. Il exprime son désaccord devant ces changements puis prend son fusil pour abattre, sans réelle nécessité, des lapins qui foisonnent dans les près. Un peu plus tard, il tue et décapite d’un revers de main un poulet qu’il plume ensuite, en compagnie de sa mère et d’une autre femme, occupées de la même manière.

Il se rend dans la classe de l’instituteur du village, monsieur Peyssac, et lui demande d’entrer dans la Résistance. L’enseignant décline, sans grand ménagement, son offre en avançant son jeune âge. Lucien se rend alors dans l’hôtel qui abrite les responsables locaux de la Milice et dénonce l’instituteur. Pour le faire patienter, une préposée lui fait ouvrir des enveloppes de dénonciation. Il en arrive tous les jours. Il y en a même un, lui dit-elle, qui s’est dénoncé lui-même ! Lucien se fait alors connaître des miliciens par son village d’origine. Il a identifié, parmi eux, un ancien champion cycliste qui a fait le tour de France au temps de Gino Bartali. Flatté, le milicien lui offre à boire. La glace est rompue. Lucien est recruté. Le voilà policier en civil au service de l’Allemagne. Il fait équipe avec un petit monde improbable et peu reluisant. Il est pris en main par le fils d’un noble qui se plaît à infliger la torture de la baignoire à l’instituteur capturé, sous les yeux de sa maitresse, une starlette, accompagnée d’un doberman blanc et noir. Elle ne manque pas de rappeler qu’elle a joué dans “Nuit de rafle”, un film malheureusement inconnu des provinciaux. L’hôtel abrite également un marché noir actif. Une domestique, attirée par la carrure athlétique du héros, lui fait l’honneur de sa chambre de bonne. Parmi les miliciens, le fils d’un comte : Jean-Bernard. Il amène Lucien chez un tailleur juif réfugié de Paris, Albert Horn. Ce dernier va devoir lui confectionner un costume élégant, sans contrepartie. Horn vit avec sa fille, France, et la grand-mère de cette dernière. La vieille dame passe l’essentiel de son temps à faire des réussites dans la cuisine. France plaît d’emblée à Lucien qui ne déplaît pas à France. L’histoire est lancée…

Les temps incertains sont lourds de menaces

Le film de Louis Malle est très intéressant par ce qu’il montre et par les analogies qu’il permet pour notre époque. Il s’inscrit dans la tradition qui a refusé de masquer la réalité française de ce temps, derrière le mythe d’un peuple résistant, à la façon d’un Jean Renoir et son “Vivre libre”.

Sans surprise, il montre l’humanité telle qu’elle se manifeste quand les temps deviennent incertains, quand l’insécurité s’accroît et que les repères se brouillent.

En cela, notre époque actuelle, en France particulièrement mais pas seulement, offre de nombreuses similitudes avec le climat de l’Occupation allemande. Nous avons été vaincus sans résistance. Une partie du pays était prête à collaborer donc à trahir, unie dans sa haine du socialisme et du Juif, qui venait d’imposer la semaine de 40 heures et les congés payés aux industriels, par l’intermédiaire de Léon Blum. Tout ce qui dérangeait les privilèges des possédants était amalgamé aux bolcheviques. Nombreux étaient ceux qui ne voulaient de guerre à aucun prix, traumatisés par la boucherie de 14-18, induite pourtant par les élites économiques et et leurs rivalités coloniales. Ils étaient prêts à se faire complices d’Allemands revanchards et endoctrinés. Ces derniers appréciaient, comme il se doit, avec un mépris dissimulé, la complaisance veule et intéressée des “collaborateurs”.

Lacombe Lucien, lui, n’a rien d’un idéologue. Il est profondément inculte. Il ne sait pas ce qu’est un franc-maçon et pas davantage un “bolchevik”, un socialiste ou un gaulliste. Il sait que le champagne qu’il amène chez Horn fait tourner les têtes. Il le sert tiède et sans répit, dans ce but. Sa personnalité s’apparente à celle d’une partie non négligeable de la population d’aujourd’hui. Nous pourrions parler à son sujet d’une organisation limite de la personnalité, immature, “perverse narcissique”, pulsionnelle et agressive, avec une composante antisociale, une absence d’affects élaborés, tels que la culpabilité. Il va plaire pourtant à France, pianiste sensible, qui en a “marre d’être une juive!” Lucien n’est pas pour autant un monstre. Comme l’avoue Horn qui “n’arrive pas à le détester complètement”, il n’y a pas que du mauvais en lui. Il a manqué, comme beaucoup, de soins, d’écoute, de parole et d’éthique incarnée. Ce n’est pas la procession catholique du début de l’histoire et ce genre de rituels qui pouvaient lui ouvrir l’esprit. Lucien aime confusément France, malgré ses limites. Il apporte un soutien physique à la grand-mère de cette dernière, quand le trio tente de s’enfuir vers l’Espagne. Il reprend Albert Horn quand ce dernier traite sa fille de putain. Lucien a des moments de silence. On peut imaginer qu’il essaie de mettre de l’ordre dans la confusion de ses idées et de ses émotions.

Lucien appartient à un monde dominé par l’argent, le matériel et l’absence d’égards pour les animaux. Une scène du début voit les paysans charger sur une carriole un cheval mort, gueule ouverte et dents exhibées, vers l’équarissage. Rien ne peut sortir de bon de cette ambiance dominée par la violence et la haine de l’autre – masque de la haine de soi – miroir inversé de la prescription chrétienne : “Aime ton prochain comme toi-même.”

La population n’est pas uniquement composée de médiocres prêts à rallier un camp parce que l’autre camp ne veut pas d’eux, parce qu’ils ne trouvent pas leur place, qu’ils se sentent jugés et “en trop”. Il a existé et il existe dans les périodes troublées, des personnes sans idéologie catégorisée, qui savent dire concrètement non à l’inacceptable, par intuition sensible et parce qu’elles ont intériorisé une éthique dépassionnée.

Cette histoire devrait nous faire réfléchir, en nous aidant à évaluer l’ampleur des dégâts au sein d’une société qui accepte, depuis longtemps, de s’autodétruire. Qui peut nier que les addictions participent activement et massivement à ce phénomène?