Eduardo Galeano
Traduction par Claude Couffon :
Pocket Terre Humaine (2017)
8€, 447 pages
Il se trouve que j’accompagne des ressortissants de la plupart des pays d’Amérique du sud. C’est donc avec un plaisir particulier que je propose cette présentation d’un livre que des millions de latino-américains et d’hispanisants connaissent depuis sa publication en 1971, la première traduction française datant de 1981.
Le style est alerte. Il aide à prendre connaissance de la maltraitance destructrice qui s’est abattue sur cette région du monde dès que les premières expéditions de marins européens intrépides, espagnols et portugais principalement, ont mis les pieds sur ce qu’ils ont pu prendre pour le Paradis terrestre.
L’extermination initiale des indiens, accrue par l’importation de diverses maladies par les colonisateurs, a été complétée par la transformation des survivants en sous-prolétariat condamné à une mort rapide et affreuse dans les mines d’extraction des métaux précieux. « Combattez la pauvreté, tuez un mendiant ! » : avait griffonné un humoriste anonyme sur un mur de La Paz, en Bolivie. Plus tard et fort logiquement, des représentants des pays exploiteurs voyaient « dans leurs cauchemars, des millions d’enfants s’avancer des horizons du Tiers Monde tels des criquets ». C’est que les survivants persistaient à s’accoupler « en riant et sans précautions » !
L’auteur s’attarde sur les splendeurs de Potosi, à 4000m d’altitude dans les Andes, en Bolivie, au pied d’une colline d’argent d’une richesse inouïe. Vers 1650, Potosi était devenue une des villes les plus riches et les plus peuplées du Monde. Selon une formule parlante, l’Espagne « possédait la vache mais d’autres », créanciers du Royaume, des banquiers, « possédaient le lait ». La fortune accumulée à peu de frais constitua un frein à l’industrialisation de la péninsule ibérique. L’exploitation des mines de mercure, particulièrement mortifère, s’ajouta à la précédente, ainsi qu’à la quête de l’or. L’Église occupée en Europe à affermir son Pouvoir par l’Inquisition s’allia sans réticence aux pillards constitués en classe dominante. L’Église avait formellement reconnu que les indiens étaient des êtres humains pour se donner le droit de les convertir à la Vérité révélée.
Les conquérants s’attaquèrent à mettre en pièces l’Empire Inca qui s’étendait sur la moitié nord de cette Amérique. Les Aztèques connurent le même sort en Amérique centrale. Les survivants mayas furent déportés dans la péninsule du Yucatan au Mexique, rejoignant le peuple yaqui et ses plantations de sisal, fibre végétale servant à la confection de revêtements. « Exilés dans leur propre pays, condamnés à l’exode, les indigènes furent repoussés vers les zones les plus pauvres, les montagnes arides ou le fond des déserts, à mesure que s’avançait la frontière de la civilisation ».
L’or a été le moteur de la colonisation portugaise au Brésil et de l’arrivée massive d’esclaves noirs d’Angola et d’ailleurs. La révolte de Vila Rica, une ville minière du Mato Grosso est passée à la postérité. Les dirigeants de l’exploitation minière négligèrent à tel point l’agriculture qu’ils durent manger eux aussi, plusieurs années, à partir de 1700, « du chat, du chien, du rat, des fourmis et des éperviers ».
Sur le plan agricole, l’exploitation de la canne-à-sucre connut une prospérité aussi exponentielle que celle des mines, tout en ne profitant qu’à une minorité des propriétaires des latifundi. Comme le résume l’auteur, non sans amertume : « Plus un produit est recherché par le marché mondial, plus le poids du malheur qu’il apporte est lourd pour le peuple qui le crée avec son sacrifice ».
Le nord-est du Brésil fut transformé par la monoculture intensive de la canne-à-sucre en gigantesque camps de concentration. Les îles des Caraïbes ont été appelées les Sugar islands. Cuba prit le relais, devenant au fil du temps le réservoir à sucre des USA. Le caoutchouc, le cacao, le café, le coton et les grands travaux continuèrent la tradition de l’exploitation à outrance. C’est ainsi que fut créé Brasilia. Les enclaves bananières d’Amérique centrale passèrent, en leur temps, sous le contrôle de l’United Fruit Compagnie nord-américaine.
Mais, il est temps de laisser au lecteur le plaisir d’une méthodique découverte de la mise en coupes réglées de ce continent, du cuivre chilien à l’étain bolivien, sans oublier le pétrole mexicain et vénézuélien, avec la forêt de derricks du lac Maracaïbo, ou encore le gaz ou le fer.
Laissons les mots de la fin à l’auteur : « En Uruguay, écrivait-il, ne pas dénoncer son prochain est un délit ». En Argentine, tout texte estimé subversif suscitait une chaine de poursuites, de l’écrivain au lecteur. Et chez nous ? À partir de quand et comment se distille et se développe la censure ?