Ou l’oubli des rivières
René Frégni
Gallimard, Tracts, n°11 2019
3€90, 41 pages
Nous sommes, sans doute, un certain nombre dont le parcours de vie a une forte cohérence en dépit de son atypie. Jusqu’à ces jours derniers, je n’avais jamais entendu parler de René Frégni, auteur de nombreux romans chez Gallimard. Une de ses originalités a été d’être sauvé par l’écriture alors qu’il avait très tôt quitté l’école. Cet enfant d’un quartier pauvre de Marseille a très tôt pris position comme rebelle : « On n’est pas d’un pays, on est de son enfance ». Emprisonné comme déserteur, il rencontre, parmi les détenus, un professeur de philosophie, objecteur de conscience. « Nous n’étions pas plus d’une quarantaine à tourner le matin dans une cour remplie de brume. La Meuse glissait derrière le mur ». Déjà, en ce temps-là, à l’époque de la Guerre d’Algérie, le pas de côté était réprimé. Le jeune professeur lui fait lire L’Étranger de Camus. Pour Frégni, c’est le début d’une passion. La cellule devient un lieu où il découvre « le bruit des mots » dont il comprend le sens grâce à un dictionnaire. À l’époque, les causes d’emprisonnement pouvaient être originales. Ainsi, un détenu avait été sanctionné pour s’être promené en ville avec un char d’assaut.
La brochure se lit comme une histoire narrative. Un premier héros du René avait été Edmond Dantès, identifié à son père, employé à la SNCF, arrêté par des policiers français pour avoir volé de la nourriture aux allemands pendant l’Occupation. Il nous confie l’impact d’une myopie précoce, source de décrochage scolaire, faute d’assumer ses lunettes face aux moqueries d’autres élèves. Il était le seul à en porter. Sa mère, à la voix douce, lui faisait la lecture. Il connut, enfant, une courte période de cleptomanie, comme pour venger son père.
Ce début de vie et la rencontre avec le livre font de l’aide-soignant qu’il était devenu un animateur d’atelier d’écriture dans les prisons, principalement dans la prison des Baumettes à Marseille.
Au fil du récit, il se découvre des histoires plus terribles que la sienne. Nous laissons au lecteur le soin de les découvrir. Elles aident à s’abstenir d’être dans le jugement quand le comportement de tel ou telle nous déconcerte. Comme Frégni le souligne : « L’échec scolaire n’est que la suite de l’échec social et affectif ». Il interroge : « que s’est-il passé pour qu’une partie de la jeunesse se trouve dans un tel état de perdition, noyée dans l’illettrisme, la drogue et la violence ? ». Il pourra élargir la question à la soumission moutonnière et solitaire, derrière les masques, devant les écrans.
Au passage, une séquence d’atelier écriture. L’auteur propose une opinion de Giono : « Les jours sont des fruits, notre rôle est de les manger, vivre n’a pas d’autre sens que cela ». Les détenus se regardent, déclarent qu’ils ne peuvent écrire sur ce thème qu’ils estiment « amoral » : « C’est ce qu’on a fait jusque-là, pendant toute notre vie, manger les fruits, tous les fruits, sans jamais se poser de questions. C’est pour ça qu’on est là ».
Pendant toutes ses années de visite, l’auteur n’a jamais rencontré de vrais monstres. « Personne ne nait monstrueux, on le devient sans s’en rendre compte. C’est la Société qui est monstrueuse ».
La fin du texte est apaisée : « Je parle un peu aux arbres, aux rouges-gorges, aux derniers lézards verts. J’aime tellement ces lents débuts d’automne. Les enfants sont rentrés à l’école et les rivières sont silencieuses. Le héron cendré est revenu, il hausse son long cou blanc et attend que je sois tout proche pour s’envoler lourdement. Quand je m’assois au bord d’une rivière et que je regarde bondir cette eau vivante sur des galets verts, ocres et bleus, je suis encore heureux. Lorsque je lève la tête, j’entends la plainte lointaine du monde et j’ai peur ».