Violences sexuelles et déni social
Edouard Durand
N°54
Tracts - Gallimard
30 pages
160000 cas identifiés, chaque année, dans notre douce France. Les abus sexuels sur enfants font partie du quotidien. Lequel d’entre nous, garçon ou fille, à un moment ou à un autre, n’a pas été concerné directement par une situation d’abus ? Nous avons peut-être eu la chance d’avoir su la déjouer. Nous avons peut-être bénéficié des hésitations ou de la maladresse de l’agresseur ou d’un événement fortuit qui a mis fin à la tentative. Tous les enfants n’ont pas eu cette chance : un ado ou post-ado un peu plus âgé, y compris dans des endroits sordides, un ami de la famille, bien sous tous rapports, souvent, ou un proche très proche, par l’effet des recompositions de couple ou par inceste, ou plus banalement encore, par la suite d’une décision de justice ou des emplois des parents, sous l’effet de l’alcool mais plus encore par perversion sobre, confortée par la lâcheté ignoble du conjoint ou sa complicité active…
Le juge Edouard Durand expose cette réalité très clairement. Il montre comment le corps solidaire des bien-pensants parvient très souvent à faire prévaloir le déni, à retourner la charge de la preuve. Il donne des arguments forts contre cette perversion de la sexualité essentiellement masculine.
Chaque abuseur jette de surcroît le doute sur les diverses fonctions d’autorité qui facilitent les situations d’abus : les religieux, les enseignants, les éducateurs sportifs, les soignants, les N+1, +2, + 3, les professionnels de Justice, les détenus entre eux, mais également les copains de fête alcoolisée ou amplifiée par les substances psychoactives.
Il montre également combien il est nécessaire de démasquer, de débusquer et, en même temps, combien cet acte de salubrité publique est difficile à faire prévaloir. Celui par qui le scandale arrive n’est pas l’auteur du forfait. Le coupable est celui qui dénonce. L’abusé(e) aura, de surcroît, après avoir mené jusqu'au bout le processus de dénonciation, à dépasser sa position de victime pour avoir une vie normale. On conçoit la nécessité vitale d’associations mixant les statuts et les compétences pour rompre avec la loi du silence et de la honte ou de la culpabilité paradoxale.
Perversion, quand tu nous tiens…
Ces situations d’abus dénoncent les dominants et, plus spécialement, la gent masculine. Elles dépassent le cadre de la sexualité.
Il arrive, dans nos échanges de groupe, d’utiliser la notion de vignette clinique pour illustrer un propos général. Je résume ici une situation professionnelle qui détermina plus de deux années de tracas, d’humiliations, de dépenses d’argent, d’énergie et de temps. J’avais reçu, dans les règles de l’art, une patiente alcoolique, ex-toxicomane. Elle vivait assez loin de Toulouse. Elle n’avait pas de véhicule personnel. Elle avait deux enfants en très bas âge. Rapidement, elle m’avait apporté un texte qui décrivait l’indifférence et les pratiques pornographiques de son conjoint quand il rentrait du travail, l’état d’abandon dans laquelle elle se trouvait. Je ne suis pas aveuglément acquis à la cause des patientes qui critiquent leurs conjoints mais, cependant, j’étais dans l’incapacité de soigner cette femme. J’avais conscience que ses enfants étaient en situation de maltraitance. Cette femme voulait retrouver sa famille d’origine en Normandie, en amenant ses enfants avec elle. Je souhaitais aider cette femme et provoquer indirectement une intervention des services sociaux. J’inscrivais dans une attestation le récit dans ses détails et concluait, en prenant mes responsabilités de médecin : « Si ce qui est dit est exact, alors cette femme doit se soigner là où c’est possible, près de sa famille, car elle ne peut compter sur l’aide de ce qu’elle décrit comme un pervers. »
Pour cette conclusion qui me semblait logique, j’ai eu droit à des séances d’intimidation de l’Ordre des médecins du Département digne des régimes totalitaires, puis à une condamnation formelle par le niveau Régional. Mon avocate elle-même ne m’a pas défendue. Elle connaissait la musique. L’avocate de l’Ordre (J’avais attenté au principe de précaution !) a produit un discours qui faisait de moi un praticien malfaisant et irresponsable. Le petit bonhomme pervers qui avait essayé d’obtenir de l’argent de ma part pour amortir son divorce, avant d’exposer sa souffrance de calomnié à l’Ordre, était présent, fort marri au demeurant de ne pas toucher de l’argent. J’ai connu la situation humoristique d’être soumis à une expertise psychiatrique afin d’établir si j’étais en droit de continuer d’exercer. J’ai dû me rendre à Paris, à mes frais pour me présenter à l’Ordre National afin qu’il statue je ne sais exactement sur quoi. Dix ans plus tôt, j’avais été admis à rencontrer l’Ordre National pour valider ma conversion de gastro-entérologue en psychiatre aux seules fins de soigner plus confortablement les personnes en difficulté avec l’alcool, sur la base d’un dossier solidement étayé. J’y ai rencontré, une nouvelle fois, des médecins normalement bienveillants. Ils se sont en quelque sorte excusés, pour cette seconde fois, d’avoir été dérangés. J’en ai profité alors pour leur expliquer tout ce que ma réorientation professionnelle avait permis : une collection d’ouvrage utiles, l’affinement d’une méthodologie efficiente, des patients « libérés ».
Des années plus tard, j’ai appris que le président départemental, responsable de cet acharnement surréaliste, avait été condamné par l’Ordre National pour « harcèlement et violences psychologiques ». J’ai appris que mon confrère avait été cependant maintenu à son poste de conseiller régional par ses pairs. Pour ma part, je n’avais même pas pensé à porter plainte contre l’Ordre, ayant mieux à faire qu’allonger une procédure qui avait prouvé son degré de nuisance… J’avais identifié autour de ce confrère, que j’aimais bien et qui semblait m’apprécier, d’autres confrères bien pires. J’avais cru (et je n’ai pas changé d’avis) qu’il était manipulé par au moins un pervers de haute volée. Je le pensais seulement acquis au machisme présent au sein de la profession. J’avais estimé que certains collègues protégés par leurs fonctions d’autorité avaient dirigé l’offensive contre le médecin intellectuellement indépendant que j’étais, tant vis-à-vis de la caste machiste et conservatrice que de l’amicale des pervers quelconques.