Corinne Jouanno
Les belles lettres - 2006
257 pages
Voici un ouvrage de taille raisonnable qui réjouit l’esprit. La vie plus ou moins légendaire d’Ésope, - référence du genre populaire que constituaient les fables, au IVème siècle avant notre ère - , a donné lieu à trois récits successifs, trois sources, trois transpositions ou recensions dont les deux dernières découlent de la première, tout en la complétant sur quelque points et en la censurant sur d’autres. La plus ancienne et complète est la recension G (trouvé dans le monastère de Grottaferrata), La suivante est la recension W (première lettre d’un éditeur allemand nommé Westermann. La dernière, ou Accursiana, la plus récente, date du XVième siècle. Elle est certainement l’œuvre d’un moine byzantin, nommé Planude qui a revu les propos irrévérencieux et parfois paillards, attribuées à Ésope, pour les rendre compatibles avec la bienséance de son époque. Nous pouvons être reconnaissants à ceux qui ont pu sauvegarder les papyrus de ces différentes versions de la vie d’Ésope.
Ésope était donc un esclave dont la morphologie était particulièrement repoussante qui justifiait toutes sortes de qualificatifs évocateurs tels que « marmite à pieds » car il était gros avec des membres courts, « courtaud » et « bancal ». Surtout, il était incapable d’articuler un mot.
La première histoire que l’on rapporte de lui est l’épisode des figues. Un serviteur s’était entendu avec un collègue pour manger de belles figues réservées à leur maître. Ils décidèrent d’accuser Ésope. Sur le point d’être injustement battu, Ésope remplit d’eau un grand récipient d’eau qu’il but avant de le vomir. Devant l’absence de résidus de figues, le maître exigea que les accusateurs imitent Ésope et c’est ainsi que leur mensonge fut démasqué.
Une autre histoire correspond à la façon dont Ésope retrouva la parole. Une des prêtresses de la déesse Isis s’était égarée. Ésope interrompit sa sieste dans un endroit de rêve, merveilleusement décrit (p67), pour l’aider à retrouver son chemin. Pour le récompenser de sa sollicitude, Isis lui donna la parole et les muses, pour ne pas être en reste, lui donnèrent la capacité de raconter des histoires et d’inventer des fables.
Dès lors, Ésope associa son intelligence à la parole. Il fit preuve de l’insolence de certains dominés, maniant les doubles sens pour avoir raison de ses interlocuteurs. Sa cible privilégiée devint son maître le philosophe Xanthos. Il avait, auparavant, manifesté son intelligence, en choisissant de porter un sac de pains, très lourd au commencement d’un voyage. À mesure des repas, le sac devenait plus léger. Les autres esclaves avaient fini par comprendre le choix d’Ésope.
Il existe parfois une méchanceté réactionnelle chez ceux que la vie n’a pas favorisé. La laideur d’Ésope nourrit son goût pour l’affrontement verbal. Ses arguments étaient opposables, contrairement à la fable du Loup et de l’agneau. Un soir d’ivresse, Xanthos se vante de pouvoir boire la mer. Ésope va le tirer d’affaire en lui faisant dire qu’il la boira, à condition que les rivières et les fleuves cessent de l’alimenter.
Ésope se révèle un conseiller politique avisé. Les habitants de l’île de Samos ayant été sommés par le Roi Crésus de lui verser un tribut pour éviter son courroux, Ésope leur oppose la route de la liberté, longtemps difficile et périlleuse, à la route de l’esclavage qui se rétrécit et se dégrade à mesure de la progression. Cette image qui conclut cette présentation vaut aussi bien pour les addictions, pour les prêts usuriers que pour la vie politique. Elle est d’une brûlante actualité, même s’il est recommandé de ne pas se payer de mots.