La puissance de l’imprévisible

suivi de

Force et fragilité

Nassim Nicholas Taleb

Les belles lettres

15€90 602 pages

 

lecygnenoir

Il existe sans doute de nombreuses façons d’être un auteur et/ou un éditeur cruel. Face à un ouvrage de 600 pages, la réaction physiologique du lecteur moyen est d’éprouver une fatigue anticipée à la perspective de devoir venir à bout de l’ouvrage, d’autant que d’ordinaire, le dit-lecteur doit faire face à ses obligations. Le bénéfice du doute revient à l’auteur. Il doit certainement avoir à expliquer des choses intéressantes et, sans doute, a-t-il intégré que la pédagogie exige que l’on se répète, même s’il peut être plaisant et judicieux de se contredire, étant donné le caractère contradictoire de la plupart des vérités.

En l’occurrence, le thème de l’ouvrage ne devrait pas prêter à de violentes disputes. Ainsi, les cygnes sont blancs mais il s’en est trouvé de noirs, en Australie. En cela, les cygnes sont à l’image des humains et qu’importe le plumage ! C’est l’étonnement qui est étonnant.

Le parcours de l’auteur est atypique. Il est d’origine libanaise. Il a appartenu à une éminente famille de responsables politiques. Son pays a connu un temps où les différentes communautés s’entendaient bien. Ce temps est révolu. Nassim Taleb est devenu citoyen nord-américain, trader, philosophe et enseignant.

Il en veut beaucoup aux vérités statistiques et à la courbe de Gauss. Lorsque l’alcoologue que j’essaie d’être se trouve face à un nouveau patient, il ne se dépêche pas de le situer sur une courbe de Gauss qui fixerait la probabilité de « s’en sortir » et il se moque des statistiques. Cependant, il ne faut pas décourager la pratique des schémas pour donner une idée grossière de la réalité. Dans La personne alcoolique, j’avais donné le schéma d’une courbe de Gauss pour dire que les chances de chacun étaient inégales et imprévisibles, l’idée de base étant que les chances se répartissaient autour d’une moyenne. La plupart des statistiques véhiculent des biais qui en réduisent la portée. Elles aboutissent à obscurcir le réel plus qu’à l’éclairer. Un chiffre fondé sur l’expérience donne un ordre de probabilité dont il est raisonnable de ne pas tenir excessivement compte. Un schéma peut être le reflet d’un ensemble et il aide à éviter de donner au particulier la valeur d’une vérité générale. La Clinique et d’une façon plus large la Connaissance procèdent par sauts qualitatifs et démentis successifs. C’est ce qui fait dire ironiquement à Socrate : « Je sais que je ne sais rien ».

Taleb rappelle l’exemple de la dinde prévue pour Noël. Jusqu’à J-1, tout va bien pour elle. Les humains ne sont pas habituellement plus malins que les dindes. Ils ne s’émeuvent pas des signes avant-coureurs d’un danger imminent ou s’ils s’en inquiètent, c’est pour n’en retirer aucune décision pertinente.

Nous sommes également d’accord avec lui pour reconnaître la « puissance de l’imprévisible », sous-titre du texte principal. Il n’en résulte pas qu’il ne faille pas prévoir mais, dans ce domaine précis, la part de ce sur quoi nous avons réellement prise est souvent ténue. Nous savons bien, par exemple, que les discours sur la prévention sont les ornements de politiques qui créent en réalité les problèmes dont elles s’alarment.

Taleb évoque, entre autres, les biais de confirmation. Nous sélectionnons de préférence ce qui alimentent nos préjugés.

Je vais conclure cet essai raté de lecture critique. La rédaction d’un tel ouvrage suggère une disponibilité dont le lecteur ordinaire est dépourvu : disponibilité de l’auteur au niveau de l’érudition et du temps d’écriture. La simple table des matières est constituée de dix pages. Les références bibliographiques vont de la page 429 à la page 478, auquel s’ajoute un index de la page 479 à la page 487. Un essai d’une centaine de pages termine ce pavé d’écriture fine : Force et fragilité.

Nous conserverons sans doute quelques intitulés, de parties, de chapitres ou sous-chapitres, pour y réfléchir, en faisant l’économie du temps passé à la découverte de cet auteur prolifique, particulièrement brouillon. Nous sommes ouverts à découvrir toute réflexion personnelle tirée de la lecture du « Cygne noir »