Wilhelm Reich

Et les paradoxes

De la Libération sexuelle

 

Pierre Bourlier

La lenteur

16€, 200 pages

L Amour au temps des protocoles

 

L’auteur se propose de faire réfléchir à ce qui pourrait se nommer la misère sexuelle au temps de l’industrie de l’image, orchestrée par les Big DATA. Il choisit d’étudier les théories émancipatrices de Wilhelm Reich, une référence idéologique – avec Marcuse – pour le mouvement de mai 1968. Avec le recul des années écoulées, ce mouvement a surtout conforté le néolibéralisme financier et institutionnel, la mise sous contrôle et l’abrutissement des populations.

Reich aurait été fasciné, enfant, par la sexualité des animaux de la ferme paternelle. Il aurait subi les conséquences de sa dénonciation auprès de son père de la relation adultérine de sa mère avec son percepteur ou précepteur. Elle se suicida après sa révélation. Il crut faire science, comme médecin et psychanalyste, avant de basculer dans la folie. Il était ainsi convaincu d’avoir inventé un « brise nuage », un cloudbuster. Il mourut en prison à cause de son entêtement qui avait pris une tournure délirante.

Il n’en reste pas moins que Pierre Bourlier pose une question de fond : qu’est devenu l’amour – nous pourrions dire aussi bien la vie ou même l’alcoologie relationnelle – au temps des protocoles numériques ? Cette question reste sans réponse au terme de la découverte de son ouvrage.

Dans son introduction, Bourlier souligne ce qui est devenue une banalité, un « truisme » : le triomphe de l’hédonisme propre à la société marchande, dévalorisant tout ce qui entrave la satisfaction. La jouissance est devenue un mot d’ordre public, une norme industrielle. Elle n’est plus seulement une expérience personnelle plus ou moins contrôlée par la morale et l’éthique. Elle est aussi un comportement formalisé, géré, exploité, l’objet de techniques et de commerces. Jamais sans doute le plaisir n’a été à ce point régi et déformé par des raisons sociales et financières. Nous avons à nous défaire de la légende de la libération. Les interdits et les incitations prospèrent. Les dérégulations se réalisent par une prolifération de règlements. Le fais-toi plaisir promu par l’hédonisme marchand n’est pas – à l’évidence – une libération. Il constitue une injonction morale, une nouvelle forme de contrainte qui s’ajoute aux précédentes. L’hédonisme marchand est en lui-même coercitif dans la mesure où il nie tout ce qui ne convient pas à son impératif de profit. Il détruit les formes de vie naturelles des couples, standardise et met en boîte les sensations. Il perpétue à sa façon la morale : une mauvaise conscience qui s’exprime en un langage technologique et sanitaire. L’individu agit avec les mots et les gestes de son temps. Il est porté et traversé par les forces et les significations de sa culture, elle se mélange et se bouscule en lui, suscitant des contradictions dont il n’est pas l’auteur. L’auteur termine son introduction par un objectif : la critique de notre époque libérale-administrée, en expliquant comment les vérités formelles s’accommodent d’une altération de la liberté véritable, et comment ce manque fait prospérer une mystique de la délivrance qui traverse toute la culture actuelle jusque dans ses dérives techno-scientifiques.

Pour la petite histoire Wilhelm Reich est né en 1897 en Galicie au sein de l’Autriche Hongrie de l’époque. Il devint psychiatre, un temps proche de Freud, avant d’évoluer pour son propre compte. Sa réflexion appauvrit plus qu’elle ne complète la pensée de Freud

La libido sexuelle, plus ou moins réprimée et refoulée – nous le savons – est à l’origine d’une énergie sublimée que l’on peut transposer de façon plus ou moins heureuse sur d’autres objets de satisfaction.

Reich met l’accent sur la jouissance sexuelle en tant que telle et sur la nécessité de faire sauter le couvercle de la pression morale pour la satisfaire. Certes. Ses propos ont trouvé un écho puissant dans la société d’aujourd’hui. L’Humanité a donné libre cours à ses pulsions primitives, notamment sexuelles et agressives : comme par le passé mais autrement avec d’autres acteurs. Pour autant, les capacités de discernement et le goût de la liberté sont en recul. Nos vies sont contingentées par une emprise technocratique croissante. La logique marchande nous dicte ce qu’il faut désirer. La bureaucratie use et abuse du numérique et des médias pour nous soumettre et faire de nous des imbéciles.

Le discours dominant s’oppose à l’expérience directe. Celle-ci se distingue paradoxalement (p82) de la science expérimentale qui tend à simplifier des phénomènes pour les reproduire, en utilisant une « quincaillerie de laboratoire ». La science en tant que telle n’est pas critiquable dans sa rigueur et ses recherches. Ce qui pose problème est de l’imposer comme approche unique du réel, en excluant la force des subjectivités et de l’irrationnel. Bref, il n’est pas recevable de brouiller nos capacités d’observation et de déduction au nom de la science, au moment où elle devient l’alibi d’une intention politique. L’exemple du Covid illustre ce que nous voulons exprimer. Les arguments scientifiques et ce qui accompagne sa logique sont les mêmes que ceux du scientisme qui imposent une (vérité) assise sur des chiffres et des statistiques que l’expérience quotidienne et avec ses contradictions viennent infirmer.

Nous avons tort de confondre science et progrès pour l’humanité : dans la mystique progressiste, chaque nouvelle découverte, chaque nouvelle invention porte la promesse d’une révolution, d’une libération, de l’avènement d’un monde sans malheur (p91). Le discours scientifique remplit ainsi une fonction sociale d’illusion collective au même titre que les discours religieux ou politiques.

« Peur d’être exclu, de ne pas y arriver, d’être affligé d’une incapacité au bonheur (p118) : cette angoisse est proportionnelle à la pression qu’exerce le modèle de la santé. Peur des maladies et des douleurs, que la société cultive et valorise au même titre que le plaisir. Et finalement peur de tout le reste, peur du monde et de l’histoire, peur de la liberté et du contact avec la réalité, peur de soi et de l’isolement.

On se crispe sur le comportement hédoniste prescrit, parce que, en dehors de lui plus rien n’est satisfaisant, tout est menaçant. La société marchande cultive un imaginaire sexuel en compensation d’une désérotisation générale de la vie.

Cette société affirme produire et défendre un espace où est possible une vie heureuse et libre. Puisqu’elle promeut en fait une vie misérable, elle doit la faire valoir contre tous les malheurs du monde. Le terrorisme permet d’entretenir l’atmosphère de peur dont l’ordre social a besoin. Il renforce les pouvoirs qui luttent et se montrent en lutte contre lui, justifie leur état d’urgence quasi permanent, leur mentalité policière et leur représentation du monde manichéenne (p119). La période Covid a démontré « ce lien fonctionnel entre médicalisation et usage politique de la terreur ».

Notre commentaire : Puisqu’il y aura toujours des joies et des peines, des heurts et des malheurs, notre liberté et notre disposition au bonheur dépendent de notre capacité à les traverser. La santé ne se résume pas aux actes médicaux et chirurgicaux. Elle se définit avant tout comme l’existence de capacité par lesquelles l’organisme réagit lui-même aux perturbations et rétablit son équilibre. A propos de la « désinhibition contrainte », Pierre Bourlier souligne qu’il ne s’agit pas de libérer l’individu de toute contrainte de tout ce qui entrave sa jouissance. L’épanouissement ne consiste pas à repousser toute limite, mais à vivre pleinement dans les limites éprouvées et vérifiées. Sa vitalité ne se situe pas dans sa capacité à imposer sa volonté, à rendre son environnement conforme à ses désirs et à supprimer toute contrariété, elle est dans sa capacité à réagir à ce qui lui advient, que ce soit plaisant ou perturbant, à vivre avec des faits ou relation dont il n’est pas le maître (p146). « Seule les machines continuent à répéter aveuglément leurs tâches sans qu’on ne les interrompe pas. ». Reich lui-même parle de décence naturelle, de la nécessité de distinguer le désir naturellement auto-régulé du désir déchainé, déréglé, indécent, antisocial. Transgresser l’interdit, se libérer des obligations, abolir le vieux monde sont des scénarios dont l’hédonisme marchand use à tout propos.

Reich à la lumière des événements aussi bien allemands que soviétiques de son temps évoque l’inaptitude des masses à la liberté ce qui remet en cause la façon de concevoir la démocratie. Le manque de responsabilité et la soif d’autorité des masses est en somme le principal facteur de régression sociale.

D’une façon quelque peu lapidaire, Reich estime que le pouvoir des administrations est une conséquence directe de l’inaptitudes des masses à mener leurs propres affaires, à s’administrer, à se contrôler elles-mêmes (p184). La démocratie formelle perpétue l’irresponsabilité des masses.

La mainmise des big DATA sur les moindres aspects de nos existences n’est cependant pas le fait des gens, pas plus que l’esclavage doit-être imputé aux esclaves. Peu de monde croit de nos jours à la démocratie représentative formelle mais il serait injuste et inexact de l’imputer aux « masses ». La responsabilité de la distorsion de la démocratie incombe en premier lieu aux élites et aux sous-élites, les premières parce qu’elles organisent leur système de domination, les secondes parce qu’elles le rendent possible.

Si nous osions un raccourci à la façon de Reich, nous pourrions dire que le malheur du Monde doit beaucoup à la façon dont les élites et les sous-élites usent de leur énergie sexuelle, convertie en besoin de jouissance sans limites, en pouvoir sans limites, comment elles masquent leur insigne médiocrité en belles paroles et leurs peurs en mesures normatives et coercitives.

Au terme du survol de ce livre, nous pouvons rappeler que nous disposons tous d’une part de liberté. Celle-ci repose avant tout sur nos capacités physiques, intellectuelles, économiques et relationnelles. Le monde dans lequel nous vivons est normatif et liberticide. Le pire est probablement devant nous. Raison de plus pour utiliser intelligemment la part de liberté qui nous reste, quelle que soit la place que nous occupons, sans illusion ni désespoir.

Qu’en est-il de l’amour au temps des protocoles ? À chacun de réfléchir aux réponses qu’il donne à cette question fondamentale.