Réalisation : Arnaud Desplechin
Scenario : Arnaud Desplechin, Julie Peyr, Kent Jones
Date : 2013 / France
Durée : 116 mn
Acteurs principaux :
Benicio del Toro : Jimmy Picard
Mathieu Amalric : Georges Devereux
Larry Pline : Docteur Karl Menninger
Gina McKee : Madeleine
Joseph Cross : Docteur Holt
Michelle Thrush : Gayle Picard
A/ SA
Mots clés : ethnopsychanalyse – patient initiatique – part alcoolique – relation d’aide – processus de guérison
Arnaud Desplechin s’est passionné pour l’ouvrage de l’ethnologue et psychanalyse, Georges Devereux « Psychanalyse d’un indien des plaines ».
Georges Devereux a une origine juive et hongroise. Il est né en 1908, au sein d’une famille cultivée. Après un début de vie où il cherche sa voie, il rejoint l’École pratique des Hautes Études pour des études de sociologie et d’anthropologie. Il les poursuit à Berkeley en Californie et découvre, de l’intérieur, la langue et les coutumes d’une tribu d’indiens, les Mohaves. Il rejoint la Clinique Menninger de Topeka, dans le Kansas. Il entreprend une psychanalyse, après s’être occupé de son patient-référence : l’indien pied-noir, Jimmy Picard. Devereux devient membre de l’American Psychoanalytic Association puis, lors de son retour en France, membre de la Société psychanalytique de Paris. Il intègre, enfin, l’école pratique des hautes études, grâce au concours de Claude Lévi-Strauss. À sa mort, en 1985, ses cendres sont transférées dans la communauté des indiens mohaves.
Georges Devereux peut être considéré comme le fondateur de l’éthnopsychanalyse. Dans son ouvrage « De l’angoisse à la méthode »1 (1967), il suggère que la relation entre l’observateur scientifique et le sujet observé progresse à partir de la subjectivité de l’observateur, à partir de ce qu’il perçoit de l’observé sur le mode du transfert et de ses propres réactions contre-transférielles. La subjectivité de l’observateur, loin d’être un handicap, devient une ressource si elle est correctement maîtrisée. La subjectivité de l’observateur devient alors une force clinique en faveur de la relation d’aide. Cette source de pansement/pensement trouve une forme de perfection dans la médiation du groupe intégratif ou « groupe-orchestre » de notre méthodologie2. La part sensible du soignant ne doit pas être considérée comme « un fâcheux contretemps dont la meilleure façon de se débarrasser est de l’escamoter », comme affirment le faire maints psychothérapeutes anti-freudiens.
Une psychothérapie atypique
Cette histoire est intéressante à plusieurs titres. Elle montre que les faux-diagnostics sont possibles en se fiant aux apparences, à partir de grilles préétablies. Jimmy P n’était pas schizophrène, contrairement à l’opinion des psychiatres. Devereux le démontre brillamment devant les psychiatres de la Clinique Minninger en détaillant devant eux les tableaux que l’Indien a peint à sa demande. Nous pourrions ajouter : et quand bien même un patient relèverait de cette structure, nous pouvons essayer de travailler avec la ‘‘part saine’’ de son psychisme, celle qui a un rapport correct à la réalité, celle qui intègre la loi symbolique de l’interdit, pour l’aider à prendre le pouvoir sur sa ‘‘part malade’’, sa part alcoolique3, pour ce qui concerne notre terrain d’action.
Contrairement, à une opinion souvent lue, l’addicté est plus que d’autres concerné par les complexes et la psychopathologie freudienne. À l’évidence, les relations contactées dans l’enfance avec les figures parentales font problème. La mère est trop présente, trop envahissante ou trop froide : pas ‘‘suffisamment bonne’’, selon l’expression de Winnicott. Le père est absent comme porteur de la loi symbolique de l’interdit et des limites. Ce n’est pas un interlocuteur ‘‘autorisé’’, par son propre comportement, par la mère ou la Société. Les ambiances incestueuses sont fréquentes dans les histoires de personnes alcooliques. Les patients peuvent véhiculer de façon claire des problématiques œdipiennes, des pathologies narcissiques, des conduites agressives. La mémoire de la prime enfance est souvent effacée comme si une chape d’oubli avait été nécessaire pour assurer la survie mentale. Le tintamarre cérébral et les troubles visuels qui conduisent Jimmy à la Clinique psychiatrique sont soulagés, sans surprise, par des alcoolisations répétées. Sans la thérapie instaurée par Devereux, Jimmy P aurait basculé dans la psychose alcoolique.
L’ethnopsychanalyse souligne l’intérêt d’une approche qui prend en compte le langage de l’enfance, le langage oublié. Devereux s’intéresse au prénom indien de Jimmy, littéralement « Celui dont tout le monde parle ». Il donne à son patient le droit de retrouver et d’exprimer la langue qui fait identité pour lui, à la manière des citoyens français capables de réactiver la langue – patois, dialecte ou langue – de leurs anciens. Devereux part de l’hypothèse, largement démontrée par l’étude des contes réalisée par Bruno Bettelheim4 que l’humanité partage des invariants symboliques qui nous rapprochent les uns des autres, quelles que soient nos origines.
L’ethnopsychanalyse met l’accent sur les désordres psychologiques liés aux confrontations et désaffectations identitaires et culturelles. Cependant, dans une scène du « Cochon de Gaza »5 (à voir absolument), la femme de l’infortuné héros, pêcheur de tongs et d’un porc asiatique, regarde à un moment un méchant feuilleton US aux côtés d’un soldat israélien venu utiliser ses toilettes. La scène illustre une sorte de rapprochement par cette sous-culture partagée. En devenant citoyen et soldat américain, Jimmy est invité à oublier ce qui fait son identité.
L’histoire montre que des savoirs étrangers au domaine médical proprement dits peuvent être des sources de thérapie quand elles sont utilisées par des soignants capables de neutralité bienveillante puis de maîtrise de la relation d’aide.
De façon non anecdotique, l’histoire montre l’importance d’un (ou de plusieurs) patient(s)-référence, d’un patient-initiatique, dans l’évolution d’un psychothérapeute.
La psychothérapie de Jimmy met l’accent sur l’aspect révélateur des traumas actuels que sont les situations de guerre ou de grandes peurs. De ce point de vue, elle incite à aller plus loin que les diagnostics de pathologies post-traumatiques. Les techniques du type EMDR n’empêchent pas de s’intéresser à ce que la décompensation mentale ou psychosomatique manifeste. Jimmy va pouvoir admettre que la plupart de ses problèmes ont pris source dans son incapacité de remettre en cause les opinions et les références maternelles. Ses troubles psychosomatiques avaient pour origine l’opposition entre ses désirs et les injonctions maternelles, qu’il avait intériorisées malgré lui. Au terme de sa thérapie, il pourra retrouver sa fille orpheline, qu’il avait conçu très jeune, et l’adopter. L’évolution de Jimmy illustre ce que guérison veut dire dans la démarche psychothérapique. Le retour des symptômes aura valeur de signalement de la réactivation de la vulnérabilité acquise dans l’enfance.
- Georges Devereux, « De l’angoisse à la méthode dans les sciences du comportement », Champs, essais, 1967
- Henri Gomez, « Le groupe-orchestre dans l’alcoolo-dépendance », in Santé Mentale, p 56-61, « Les groupes de parole», n°236, Mars 2019,
- Michèle Monjauze, « La part alcoolique du soi», In Press, 1999
- Bruno Bettelheim, « Psychanalyse des contes de fée», Pocket, 1976
- Le cochon de Gaza de Sylvain Estibal, fiche-cinéma, p 309-310, in « Le cinéma comme langage», Henri Gomez, érès, 2016