Réalisation : Nicolas Silhol
Scénario: Nicolas Silhol et Nicolas Fleureau
Date : 2017 / France
Durée : 95mn
Acteurs principaux : Céline Sallette (Emilie Tesson-Hansen), Lambert Wilson (le DRH en chef), Violaine Fumeau (l’inspectrice du travail), Stéphane de Groodt (le collègue bienveillant), Alice de Lencquesaing (la jeune secrétaire)
A/SA/HA
Mots-clés : Management – Soumission – Exclusion − Harcèlement − Travail
Le secteur de ressources humaines d’une grande entreprise investie dans l’alimentaire est soumis aux règles du management moderne. Emilie Tesson-Hansen en est une brillante incarnation. La jeune femme ignore les états d’âme et quand il s’agit de pousser quelqu’un à la démission pour éviter le coût d’une rupture conventionnelle, elle n’a pas son pareil. Elle possède la théorie et la pratique. C’est une « tueuse ». Mais voilà qu’une des cibles a le mauvais goût de mettre fin à ses jours dans les locaux de la Direction des Ressources Humaines. Pas très facile de réduire ce suicide à un évènement personnel. La marmite du silence entre en turbulence : le CHSCT s’émeut, des salariés réagissent, et surtout une inspectrice du travail s’en mèle. Que va-t-il advenir de l’impitoyable DRH, mise sur la sellette ?
Gestion des ressources humaines et contrôle social
Corporate n’est ni le premier ni le dernier film consacré à la souffrance au travail, au management et à ses méthodes, parfois déloyales, de licenciement. ‘‘Corporate’’ peut se traduire comme « esprit d’entreprise », ce qui suppose que chacun de ses membres fait passer l’esprit d’entreprise avant ses préoccupations autres : personnelles, familiales ou éthiques. Emilie, l’héroïne, s’est mise dans ce moule. Sa fonction principale, fort bien rétribuée, est de faire démissionner les salariés devenus indésirables, en moyenne 10% du personnel d’une entreprise, dans un turn over continu.
L’argument d’un séjour festif à la neige est pour son patron, fort bien joué par Lambert Wilson, de mettre au point la machine qui conduira la société à se débarrasser sans frais des surcroits d’effectif. L’arme privilégiée est la ‘‘mobilité’’ au sein de la dite société, au nom de la rationalité d’entreprise. Par touches successives, le salarié est poussé de plus en plus hors de sa ‘‘zone de confort’’. Son travail est subtilement dévalué. Vient ensuite le moment pour lui de tout laisser pour un autre poste, ailleurs, ou pour une cessation d’activité. C’est lui-même qui doit renoncer à la sécurité et aux avantages rattachés à son obéissance.
Chaque salarié dispose d’une évaluation comportementale permettant de cerner sa personnalité, de repérer ce qui pourrait faire problème : esprit critique, importance accordée à sa vie familiale… Le DRH en chef a mis au point une « courbe de deuil » qui figure les étapes que traverse habituellement le salarié mis à l’index, avant de donner sa démission. Le harcèlement moral dans les grandes entreprises fait désormais partie des stéréotypes sociaux. Il peut donner lieu à des histoires personnalisées, tout en gardant une certaine valeur documentaire.
La portée pédagogique de ces films peut être amplifiée en faisant jouer des analogies. Nul besoin d’être salarié, de nos jours, pour connaître la pression normative des objectifs généraux. Notre Sécurité sociale en fournit de multiples exemples, tout en feignant de déplorer le manque croissant d’effectifs médicaux. Le spectateur peut être ainsi conduit à réfléchir à ce qui, dans son cadre de vie professionnel, le pousse à accepter ce qui ne convient ni à ses fonctions ni à son propre épanouissement.
Dans le passé, l’esprit de famille a pu fonctionner de façon similaire, l’image de la famille justifiant de taire l’inacceptable. D’une façon plus générale, toute organisation s’attache à ce que ses objectifs soient compris et assurés par ses membres. Ce qui fait problème en matière d’intérêt général se situe plutôt dans son dévoiement. Il existe malheureusement plus que des nuances ou des difficultés ponctuelles entre les affirmations d’objectifs socialement acceptables, et ce qui se passe dans la réalité. La différence entre le décor et l’envers du décor est parfois criante. Il suffit de considérer aujourd’hui le décalage entre les valeurs affirmées par nos ‘‘élites’’ et ce qu’elles font vivre en réalité.
Paradoxalement, l’éclairage réfléchi d’un ensemble peut conduire chacun d’entre nous à porter un regard critique sur ce qui le motive officiellement et subjectivement. Ce film interroge notre capacité de réflexion critique, la force de nos convictions éthiques, notre part de liberté et le courage d’en faire bon usage.
Par les temps qui courent, la pensée commune, dans ses principales présentations, en apparence contradictoires, les peurs que la société sait mobiliser en permanence, constituent un défi pour conjuguer le souci d’une sauvegarde personnelle confrontée aux pressions sociales. Emilie finit par recycler son instinct de survie au service de la justice. L’inspectrice du travail qui l’incarne l’aide dans ce choix, en l’avertissant de ce qui ne manquera pas de lui arriver. Non seulement, il lui faudra changer d’orientation professionnelle − un moindre mal – mais encore elle devra subir des procédures juridiques, pénibles, déstabilisantes, coûteuses, interminables, face à des juges mais aussi face à des avocats mandatés par la Société mise en cause.
Il est possible de s’interroger sur les trajectoires de vie sacrificielle : quelle est la part du sentiment de culpabilité, du refus de l’inacceptable, ou de l’illusion ? Le monde peut-il changer, en éloignant les logiques de violence, de domination au bénéfice de valeurs humanistes et écologiques ? Une opposition peut faire synthèse, en dépit de son caractère simplificateur : la construction et la destruction, l’abaissement et l’élévation sont des processus inséparables. A un moment, toujours difficile à préciser individuellement, se pose la question du choix, pas forcément celui d’un camp ou de l’autre. Aurais-je été victime ou bourreau ? Quelle autre alternative ?
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