Réalisation : Maïwenn
Scenario : Etienne Comar et Maïwenn
Date : 2016 / F
Durée : 185mn
Acteurs principaux : Emmanuelle Bercot (Tony alias Marie-Antoinette Jézéquel), Vincent Cassel (Georgio Milevski), Louis Garrel (Solal, le frère de Tony)
A/HA
Mots clés : Perversion – Narcissisme – Dépendance – Emprise − Norme
Tony – drôle de diminutif pour une femme – est admise dans un centre de rééducation de la côte atlantique, après une chute de ski. Les ligaments croisés d’un de ses genoux ont été mis à mal. Son immobilisation forcée l’amène à revoir le film de son histoire amoureuse avec Georgio, le père de son enfant…
La perversion masculine, un stéréotype relationnel ?
Le « pervers narcissique » fait partie des stéréotypes les plus solidement établis. L’imaginaire collectif caractérise le pervers narcissique comme un homme séducteur, sinon séduisant, manipulateur et sans scrupule, dissimulé, capable de tout pour arriver à ses fins, abandonnant sa proie sitôt conquise. D’innombrables ouvrages de vulgarisation se donnent pour mission de le démasquer. Ils sont rédigés par des auteurs qui volent ainsi au secours d’infortunées victimes.
La perversion narcissique inspire de nombreux films, du tueur en série (Le silence des agneaux) au mégalomane fou (Kingsman). Mon Roi fait état d’un prototype beaucoup plus répandu de manipulateur immature, égoïste, instable, dépourvu de consistance éthique, avec d’indiscutables traits pervers, une forme de nouvelle norme. Ce profil psychologique est très répandu. Il se retrouve en masse chez les « festifs », hétéro et homosexuels, XY et XX, jeunes, moins jeunes et même carrément vieux.
Le film a l’intérêt de faire réfléchir aux relations amoureuses actuelles. Je prends. Je me déprends. Je jette. Je fais ma publicité et mon marché sur Internet. J’échange. Je m’échange. Je consomme. Je suis consommé. Autour d’un verre ou d’une bouteille, pour me mettre en train.
Cependant, le terme de perversion narcissique est source de confusions. Il mélange des références psychanalytiques et psychogénétiques à des descriptifs plus ou moins significatifs. Il peut susciter des confusions entre l’approche clinique et les opinions psychologiques ou morales. Il interroge sur ce qu’est une norme sociale. Enfin, il permet d’étudier la problématique alcoolique et addictive sous un angle particulier.
Au sens étymologique, pervertere signifie : détournement.
Au risque de surprendre, nous distinguerons deux formes de « détournement », un naturel et physiologique, l’autre, plus problématique. Les « préliminaires » et ce qui accompagne l’acte sexuel basique, nécessaire à la reproduction animale, sont garants du désir et du plaisir. Ainsi, le baiser est la trace de l’oralité. Les caresses renvoient aux soins précoces, aux plaisirs du toucher… La voix et le langage participent à une relation harmonieuse. Notre mère ne nous a-t-elle pas ainsi rassuré ? Ces « détournements » se distinguent de la perversion. Ils manifestent, au contraire, l’intégration des fonctions érogènes élémentaires. Ils sont garants d’une relation amoureuse satisfaisante. L’autre reste une personne singulière. Il n’est ni chosifié ni instrumentalisé. La relation sexuelle se distingue ainsi d’une transaction commerciale, d’une décharge pulsionnelle, d’une relation de pouvoir. Les distances sont préservées. L’absence d’ambiguité rend possible un éventail de relations à caractère amical.
De même, il se rencontre des individus capables d’analyser correctement des comportements humains, plus sûrement que les narcissiques. Ils disposent d’une séduction légère, d’habileté relationnelle, de sang froid, de vision stratégique. Ils sont habituellement respectueux des autres et d’eux-mêmes. Ils sont le plus souvent dépourvus d’addiction préjudiciable. Ces personnaliés, devenues minoritaires, correspondent à ce que Jean Bergeret appelait les œdipiens. Ils ont construit leurs limites par rapport à leur mère puis leur père, dans le prolongement de leurs caractéristiques génétiques, hormonales, éducatives et culturelles.
Dans Mon Roi, le frère, joué par Louis Garrel, occupe ce second rôle. Normal rime avec banal, pour ne pas dire terne, conventionnel et ennuyeux. Pour avoir une idée plus enthousiasmante d’une personnalité oedipienne, un retour vers les romans de Jane Austen s’impose. Le plus connu d’entre eux – Orgueil et Préjugés − offre un échantillonnage complet : Elisabeth versus Lydia, Darcy versus Wickham. Avec Lady Susan, Austen nous offre même un portrait de femme hypermoderne, masculine dans son mode de séduction narcissique, abusant et se jouant de pantins falots.
Une clarification s’impose concernant le terme de « pervers narcissique », mis un peu à toutes les sauces dans les conflits conjugaux ou professionnels.
A bien y regarder le pervers narcissique est davantage dans la répétition que dans l’adaptation. L’illusion qu’il parvient à créer ne dure qu’un temps, ce qui l’oblige à renouveler ses partenaires ou à disparaître derrière une fonction officielle. Ce qui caractérise le mieux un pervers narcissique est son absence de ‘‘cœur’’ et son incapacité à développer une ligne de conduite fondée sur l’éthique. Du point de vue de l’évolution psychique, la personnalité de ces personnages correspond à la persistance à l’état adulte de caractéristiques que l’on retrouve très banalement chez le jeune enfant qualifié de « pervers polymorphe » − en dehors de toute connotation morale − c'est-à-dire de sujet dont la libido n’est pas stabilisée. C’est ainsi que l’oralité peut demeurer au premier plan, tout comme des manifestations sadiques ou masochistes. Le pervers narcissique en est resté au stade de l’image, qu’il s’agisse de la sienne ou celle des autres. Il ne les voit pas comme des personnes mais plutôt comme des objets, des corps, des positions sociales. D’où son attachement à la « réussite », aux apparences. L’immaturité est une autre caractéristique qui se conjugue avec le sentiment de toute-puissance. Elle règne dans la culture des égo-grégaires.
La perversion est toujours affaire de relation : le pervers sadique − le « prédateur » − renvoie au pervers masochiste − la « victime ». L’irresponsabilité est revendiquée comme preuve d’innocence.
Dans le diagnostic de perversion, peut importe l’identité alléguée ou l’appartenance sociale. Le « roi » peut être un catholique orthodoxe affirmé, un pieux musulman costumé, le vénérable d’une loge philosophique, un moderne n’ayant « ni Dieu ni maître », une mère aimante, un salarié exemplaire… L’être se confond avec le faux-self. En dehors de l’intuition ou d’une attention particulière aux détails bizarres, le temps permet de prendre conscience du piège qui se referme. Les enfants, en même temps qu’ils assurent un statut social, sont parfois des moyens de chantage et d’emprise avant de devenir des instruments de dévalorisation, alors même que le couple est séparé. La petite scène du restaurant où Georgio se donne en spectacle, faux serveur malhabile, face à son adolescent hilare, est significative. Entre ados, on se comprend.
Dans ce contexte, il serait aventureux de parler de normalité, même si ce qualifitatif est un enjeu de lutte symbolique. La norme est, plus que jamais, le résultat d’un rapport de force, qui s’accomode du déni ou de la falsification des évidences. De ce point de vue, Georgio est un homme normal et Tony fascinée par la brillante inconsistance de son « roi » l’est tout autant.
Que faire de la perversion spécifiquement rattachée à la problématique alcoolique ? L’attachement irraisonné à l’alcool, indépendamment du phénomène de dépendance neurobiologique, relève de la perversion d’objet – au sens analytique. Il remplace la mère manquante ou reconstitue l’image du père buveur. Il contribue à faire vivre le noyau psychotique de la personnalité. Il met en scène la fatalité.
L’alcool du dépendant est un objet-total, arbitrant moments, relations et situations. Il constitue un ménage à trois ou à quatre si les deux partenaires boivent, réalisant une configuration objectivement perverse, dans la mesure où l’autre, les autres, avec les enfants, sont niés comme personnes à respecter.
Mon Roi, avec le personnage féminin, montre qu’il est aussi difficile de se départir d’une dépendance amoureuse que d’une dépendance à une substance psychoactive. Nul ne peut affirmer que la « rechute » fait partie de la « guérison ».
Il n’y a pas de limite, dès les premières pertes de contrôle, exceptées celles qu’apporte le réel : infractions légales, ruptures, marginalisation, perte de santé, perte de libido, déconsidération de soi.
De quoi penser autrement le mot « festif » ou celui de liberté.
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