par Serge TISSERON | 14 janvier 2024
Source : https://sergetisseron.com/blog/desilience/
Qui n’a entendu parler de résilience ? Le mot est partout, et chacun d’entre nous l’a probablement utilisé au moins une fois pendant le mois écoulé. Pourtant nous serions bien en peine de nommer un concept qui s’y oppose. Le concept de résilience est-ce qu’on appelle pour cette raison un « concept orphelin ». Le mot aliénation à lui aussi été un concept orphelin avant que le philosophe allemand Hartmut Rosa [1] ne propose de lui opposer le concept de résonance, et en août 2001 [2], j’ai moi-même proposé le concept d’extimité comme parallèle et complément au concept d’intimité. Le mouvement qui nous pousse à préserver notre intimité peut en effet nous amener à nous replier toujours plus sur nous-mêmes. Le désir d’extimité le modère et nous permet, tout en préservant une part de notre intimité, de rendre publics certains aspects de nousmême pour les faire valoriser par l’entourage de façon à augmenter notre estime de nous-mêmes et élargir notre réseau social. L’intimité sans extimité enfermerait chacun dans sa bulle, tandis que l’extimité sans intimité conduirait rapidement à l’exhibitionnisme et au désespoir.
Désidéaliser la résilience
Et la résilience ? Il faut remercier Nicholas Sajus [3] d’avoir proposé enfin un concept qui nous permet de désidéaliser la résilience en prenant en compte l’ensemble des forces qui peuvent s’y opposer. Il le désigne habilement sous le nom de « désilience ». Ce choix évoque bien entendu la désillusion de beaucoup de ceux qui ont cru qu’un traumatisme allait forcément leur ouvrir un monde plus beau. Mais le mot fait écho aussi à la conjonction de trois tendances lourdes de nos sociétés modernes qui menacent les capacités de chacun à bénéficier d’une « vie examinée », pour reprendre une formule chère à par Martha Nussbaum. L’ouvrage de Nicolas Sajus fait d’ailleurs écho au concept de « capabilités » de ce même auteur [4] : rien ne sert à une personne de posséder des qualités personnelles de résilience, d’être encouragée par ses proches à entrer dans un processus de résilience ou de se sentir prête à manifester sa force de résilience, si elle ne dispose pas d’opportunités favorables dans les domaines de la santé, de la liberté, de l’éducation et de la participation à la vie politique. Tous les individus doivent être respectés par les lois et les institutions. Et tout ce qui, dans les lois et les institutions, ne reconnaît pas aux citoyens des droits équivalents et ne leur donne pas les moyens de s’élever au-dessus d’un seuil minimal fait partie des forces de désilience.
Un triple mouvement de déstabilisation
Les trois forces de déstabilisation des individus et des communautés regroupées par l’auteur sous le nom de « désilience » sont la dérégulation, la déliaison et désubjectivation.
La dérégulation désigne les attaques incessantes que nous identifions régulièrement contre les grandes conquêtes sociales et syndicales d’après-guerre. La sécurité sociale a été détricotée, l’hôpital public a tourné le dos à ses objectifs initiaux en se voyant imposer les règles financières des établissements privés, avec en plus l’obligation de s’occuper de l’ensemble des pathologies que ceux-ci trouvent trop peu rémunératrices, et c’est aussi l’ubérisation croissante du marché du travail et la sous-traitance généralisée qui contraint un nombre de plus en plus important d’employés d’accepter des travaux précaires dont ils assument tous les risques. Enfin à l’ensemble de ces dérégulations provoquées par le néolibéralisme et la montée des dictatures prêtes à s’emparer des territoires de leurs voisins plus faibles, s’ajoute la dérégulation climatique dont les effets sur chacun, et notamment les jeunes, sont de plus en plus sensibles.
Les déliaisons concernent le délitement des liens sociaux, aggravé par la Covid, mais qui lui préexistait, faute notamment d’espaces de rencontre en présentiel, en particulier pour les adolescents.
Enfin, la désubjectivation désigne la difficulté de plus en plus grande que rencontrent la majeure partie d’entre nous de trouver des espaces possibles dans lesquels construire une représentation personnelle du monde. C’est notamment la conséquence d’une utilisation frénétique des outils numériques qui nous transforme en consommateurs déçus de ne pas pouvoir profiter de toutes les possibilités de divertissement qui nous sont offertes.
Un recentrement politique
Ces trois formes conjuguées de déstabilisation font sentir directement leurs effets sur chacun d’entre nous. Grâce au concept de désilience proposé par Nicolas Sajus, les diverses définitions initiales de la résilience centrées sur les individus (comme qualité, comme processus ou comme force), puis leur remaniement sous l’effet de la prise en compte du collectif et enfin du réchauffement climatique, sont non seulement mieux comprises, mais aussi replacées dans le champ politique et envisagées sous le jour de la prévention. Une prévention qui se veut évidemment collective et non pas individuelle, c’est-à-dire en rupture avec l’idéalisation de la résilience qui a présidé aux années où elle a été introduite en France à l’initiative des partisans de la psychologie positive et du développement personnel.
1 Rosa, H. (2018). Résonance : une sociologie de la relation au monde, La Découverte
2 Tisseron, S. (2001). L’intimité surexposée, Ramsay
3 Sajus, N. (2024). La Désilience ou l’envers de la résilience, L’Harmattan
4 Nussbaum, M. (2012). Capabilités, comment créer les conditions d’un monde plus juste ? Flammarion